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« Les liens entre la crise écologiques et les enjeux géopolitiques vont devenir très concrets et très visibles » souligne Antoine PELLION

26 septembre 2025

Ancien Secrétaire général à la planification écologique auprès du Premier ministre, Antoine Pellion analyse la désynchronisation croissante entre les trajectoires d’atténuation et d’adaptation au dérèglement climatique. Face à un monde désormais exposé à un réchauffement largement supérieur à +2°C, il alerte sur l’obsolescence des outils linéaires de l’action publique, l’insuffisante territorialisation des politiques climatiques, et l’illisibilité d’un récit trop uniforme pour être mobilisateur. Loin d’être un simple enjeu technique, l’adaptation devient un test stratégique pour l’Europe : tensions sur les ressources, conflits d’usages, instabilité sanitaire et désordre territorial composent une menace géopolitique diffuse mais systémique. La bifurcation est claire : institutionnaliser une gouvernance polycentrique, articuler macro et micro, et forger une métrique commune de la transition. L’Europe ne survivra pas au choc écologique sans un projet politique qui réconcilie soutenabilité et souveraineté.

Vous avez dirigé la planification écologique à Matignon et défini une trajectoire de neutralité carbone pour la France. Le 3e Plan National d’Adaptation vient de paraître et indique une trajectoire de référence à +4°C : quelle est la cohérence entre notre trajectoire d’adaptation et notre trajectoire d’atténuation ?

La planification écologique repose sur cinq piliers. Premièrement, la réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55% d’ici 2030 ; deuxièmement, la préservation de la biodiversité ; troisièmement, l'adaptation au changement climatique ; quatrièmement, une approche intégrée Santé / Environnement ; et enfin, une stratégie préservation des ressources naturelles (l’eau, la biomasse, etc.).

Pour cette planification, la première phase de travail a été nationale avec 2030 pour horizon. Ensuite, dès 2024, une deuxième phase a été engagée pour décliner tout cela aux échelons régionaux et départementaux. La maille de travail à l’échelle des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) est en cours mais pas encore stabilisée. La territorialisation de la planification écologique n’est pas encore finalisée.

Sur le fond, jusqu’à 2024, on était globalement sur la bonne trajectoire. On observe un ralentissement en 2025. L’adaptation, c’est structurellement du temps long, donc la trajectoire 2030 est moins poussée de ce côté.

Vu le travail déjà réalisé, quels sont aujourd’hui les principaux angles morts de la planification climatique ?

La planification, c’est un

travail systémique : il doit couvrir les dimensions économiques, industrielles, sociales. Il doit également être vue comme un outil transversal. Une cinquantaine de leviers d’action ont été identifiés. Chacun contribue à plusieurs politiques publiques. Par exemple, la sobriété contribue à la fois à la décarbonation de notre pays, à sa résilience et à son autonomie en matière d’approvisionnement.

Le premier défi, c’est la quantification

. Il faut répondre à plusieurs questions à la fois. Qu’est-ce que ça veut dire « en faire assez » chaque année ? Qui contribue, à quel niveau ? Quels indicateurs de résultats utiliser ?

Et il y a un deuxième angle mort :

la difficulté d’aligner les parties prenantes. Avec des gradients qui dépendent de la « notoriété » de la planification écologique. Par exemple, au plan de l’Etat, la notoriété du SPGE dans l’administration est plutôt bonne ; la principale variable est le soutien du Gouvernement. Au plan des collectivités, on voit que les régions commencent à se mobiliser mais qu’il est plus difficile d’engager les EPCI, encore trop éloignés de l’action.

Une première estimation indique qu’un tiers des objectifs de la planification sont sécurisés, un tiers sont engagés mais restent fragiles ; et un tiers restent à construire, formant aujourd’hui un véritable trou dans la raquette.

Pour délivrer l’effet systémique de la planification écologique, il faut passer d’un plan descendant à une approche maïeutique. Il faut proposer une typologie de leviers et permettre aux collectivités de composer leur propre chemin. Cela facilite l’appropriation et la responsabilisation. Toutefois, le langage de la planification reste difficile à maîtriser. Il faudra encore deux ans pour une vraie acculturation à l’échelle locale.

Dans les années à venir, comment pourrait évoluer l’engagement des territoires et des entreprises autour de la planification écologique ?

Les élections municipales à venir pourront jouer un rôle clé. Il y a une demande citoyenne forte sur les enjeux écologiques (mobilité, énergie, cadre de vie, etc.). Les maires veulent un bilan écologique à présenter. Cela peut devenir un levier local d’accélération, qui compense en partie le backlash observé au niveau national ou international. Pour cela, il y a des conditions.

Premièrement, il faut caler la planification sur les cycles politiques. Par exemple, la première année d’un mandat municipal est stratégique car elle oriente les budgets et les grands arbitrages. Il est donc essentiel d’équiper les élus avec des outils utilisables rapidement en amont de cette échéance.

Deuxièmement, la contractualisation avec les collectivités - via les CRTE ou Contrats de relance et de transition écologique - est utile pour organiser la contribution de chacun. Il faut toutefois l’améliorer car on fonctionne avec des blocs d’objectifs trop génériques.

On constate le même enjeu vis-à-vis des entreprises. Les contrats de filière n’ont pas suffi. La méthode ACT développée par de l’ADEME est utile pour cela mais elle ne permet pas de mesurer l’alignement avec la trajectoire nationale. Au fond, il faut construire une mécanique et une métrique d’alignement claire à l’échelle de l’entreprise, compatible avec les standards internationaux, mais adaptée au cadre français.

Quels enseignements tirez-vous de cette expérience de la planification écologique sur la gouvernance générale de la transition ?

J’en vois plusieurs. Le premier, c’est qu’il nous faut une gouvernance polycentrique de la transition, avec un langage partagé et des métriques communes sur les défis (tensions sur les ressources, atténuation de nos émissions, adaptation…) comme sur les solutions. Tout l’enjeu est d’articuler les niveaux macro et micro dans un système contributif où chaque acteur, chaque territoire, se sent appelé à participer activement.

Le deuxième, c’est que nous devons inventer - au plan local - un espace légitime de délibération pour une telle gouvernance polycentrique. Les rivalités entre collectivités elles-mêmes posent problème. Les intercommunalités questionnent l’action des départements qui mettent en cause l’action des régions etc. Sans un tel espace de coordination, tout espoir de mise en œuvre sera fragmenté d’office.

Troisièmement, je pense qu’il faudra institutionnaliser le rôle du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) par delà ses fonctions de coordination technique actuelle : l’enjeu est de pouvoir déployer dans la durée - sur 10 ans par exemple - une feuille de route interministérielle pour avoir une action réellement transformatrice.

Enfin, il me semble qu’il faut désormais développer une vision plus intégrative des enjeux à l’échelle de chaque décision publique. Au fond, mêler les enjeux d’atténuation, d’adaptation, de protection de la biodiversité comme de la santé dans une grille d’analyse systémique dont on pourrait outiller tous les décideurs publics - à tous les niveaux - pour leurs arbitrages.s.

Revenons sur cette dimension systématique : comment s’articulent selon vous les enjeux écologiques et géopolitiques, deux pans entiers de la polycrise ?

Les liens entre la crise écologique et les enjeux géopolitiques vont devenir très concrets et très visibles au moins autour de deux enjeux. Prenez le cas de l’accès aux ressources (eau, biomasse, matières premières) : cela va devenir un point de tension quotidien pour les entreprises et les citoyens, et augmenter le niveau de conflictualité partout. Prenez également

les enjeux du lien santé / environnement, qui est réellement critique : ces problèmes vont s'aggraver avec la baisse de la quantité d’eau utile (moins de pluie, plus d’évaporation), pollution accrue, impacts directs sur les populations.

Dans un monde où l’on constate ces effets d’emballement d’une crise à l’autre, avec une bascule sous la forme d’une polycrise, quel narratif déployer pour porter l’action et susciter l’engagement ??

Il faut recalibrer le récit. On ne peut pas demander un effort massif à tous les Français en même temps. Seulement 2 à 3 % des Français changent de comportement chaque année (voiture, logement…). Le backlash vient aussi du fait qu’on fait croire aux gens qu’on attend quelque chose d’énorme de tout le monde au même moment. Osons le dire : la dilution des responsabilités a nourri la défiance.

Nicolas Hulot a cassé une bonne partie de la dynamique d’engageme quand il a dénoncé l’utilité des petits gestes. Une large partie de la population a ainsi été démobilisée. Il faut la remettre en mouvement en activant quatre leviers : faire de la pédagogie sur les réussites concrètes ; montrer que le chemin est faisable ; partager l’effort entre tous les acteurs ; et renforcer les attendus sur les ménages les plus aisés, au moins au démarrage.

La plus jeune génération, elle, est très clivée sur l’engagement à avoir. Pour la ré- engager, je pense qu’il faut montrer qu’un plan existe, réduire l’anxiété par la preuve des résultats et prôner le pragmatisme (les petits pas plutôt que les promesses inatteignables).


Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise écologique, il a été réalisé par Laurence MONNOYER-SMITH et Charles-Auxence TELLE, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.