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« La désinformation climatique n’est plus marginale : elle structure désormais le débat public et alimente un recul
normatif », alerte Eva MOREL

6 octobre 2025

Eva Morel, secrétaire générale de l’ONG QuotaClimat, décrypte la montée enpuissance de la désinformation climatique : un phénomène devenu central dans les dynamiques de backlash contre latransition écologique. De plus en plus structuré, internationalisé et viralisé, ce phénomène échappe à la simple logique de négationnisme. Il affecte désormais les récits, les solutions, les figures de la transition et les politiques publiques. Face à cela, les outils de lutte restent trop dispersés ou insuffisants. Eva Morel appelle à une réponse systémique, mêlant régulation des médias, coordination d’acteurs et formation de l’écosystème journalistique.

Comment la désinformation climatique a-t-elle évolué ces dernières années ?

La désinformation climatique a profondément changé de nature. On est passé d’un négationnisme frontal (niant l’existence du changement climatique ou son origine humaine) à des formes beaucoup plus pernicieuses. Aujourd’hui, le cœur de la désinformation cible la gravité du dérèglement, la légitimité des solutions proposées et les figures qui portent la transition : scientifiques, militants et institutions publiques.

Ce glissement est massif, mais encore peu documenté. Il existe très peu d’outils scientifiques permettant de mesurer la prévalence du phénomène. Toutefois, des signaux clairs émergent. Le projet Tortoise, par exemple, a montré une explosion des narratifs de désinformation sur X, TikTok et YouTube entre 2023 et 2024. En France, David Chavalarias a également montré comment la sphère complotiste anti-vax s’est reconvertie dans le climat après le COVID.

Cette désinformation ne circule pas uniquement sur les réseaux sociaux. Elle est aussi portée par les médias traditionnels – presse, télévision, radio – qui jouent un rôle clé dans sa normalisation. C’est cette normalisation qui rend la désinformation véritablement dangereuse, car elle influence ensuite l’agenda politique et économique.

Quels sont les nouveaux récits dominants ?

Trois grands récits structurent aujourd’hui la désinformation en France :

1. La remise en cause des énergies renouvelables, présentées comme coûteuses, inefficaces, voire inutiles à la transition

2. La critique radicale des véhicules électriques, accusés d’être polluants, réservés aux élites ou fondamentalement inutiles

3. La disqualification systématique des défenseurs de l’environnement, qu’ils soient militants, scientifiques ou journalistes

À l’échelle européenne, on observe une explosion des récits associant transition écologique et atteinte aux libertés, en particulier dans les discours d’extrême droite.

Enfin, l’idée selon laquelle la transition serait un projet de contrôle social des élites prend de l’ampleur. Une étude de la Fondation Jean Jaurès montre que 42 % des Français considèrent que la transition est un prétexte pour restreindre leurs libertés. Cette thématique revient régulièrement dans les discours politiques, y compris au plus haut niveau.

Qui sont aujourd’hui les principaux relais de la désinformation climatique ?

La désinformation ne repose pas sur un seul type d’acteurs, mais sur une convergence d’intérêts. On peut identifier quatre grandes familles :

● Les acteurs économiques des secteurs fossiles, du transport ou du plastique, qui cherchent à ralentir la transition

● Les extrêmes politiques, notamment l’extrême droite, qui utilisent la transition comme levier de polarisation

● Les médias d’opinion, qui alimentent certains récits pour générer de l’audience.

● Les acteurs d’ingérence étrangère, notamment la Russie, qui se servent du climat pour diviser les sociétés européennes.

Ils n’agissent pas de manière coordonnée, mais leur convergence alimente un système de désinformation structuré.

Quels rôles jouent les réseaux sociaux et les plateformes numériques ?

Les réseaux sociaux sont des amplificateurs majeurs. Le climat devient un thème central pour des influenceurs très visibles, souvent positionnés sur d’autres controverses (santé, immigration, sécurité). Le Center for Countering Digital Hate a documenté cette évolution.

Mais ce ne sont pas les seuls individus qui posent problème : ce sont surtout les algorithmes. Ceux-ci favorisent les contenus clivants, anxiogènes et viraux – or la désinformation climatique coche toutes ces cases. L’enjeu est d’autant plus fort dans les moments de crise climatique, où la peur rend les contenus encore plus viraux.

Comment évaluer les effets de la désinformation climatique sur l’opinion publique ?

Il existe encore peu d’études établissant un lien direct entre désinformation et évolution de l’opinion. Mais plusieurs travaux pointent une influence réelle. Par exemple, une étude récente de l'Université de Cambridge montre que la présence ou non de contradiction journalistique dans un débat télévisé a un impact significatif sur la persuasion de l’audience.

Les sondages montrent aussi un plateau : le soutien à la transition ne régresse pas, mais il ne progresse plus. Sur certaines politiques comme les ZFE, on constate même un recul, dû non pas à un rejet populaire massif, mais à une perception erronée de l’opinion par les décideurs.

Quel lien faites-vous entre désinformation climatique et backlash contre la transition ?

Le backlash est surtout porté par les élites. Les médias jouent un rôle déterminant en cadrant les débats. L’exemple du débat sur la climatisation lancé par Marine Le Pen est emblématique : une phrase isolée devient le sujet central du JT au point que l’on invite Jean-Marc Jancovici pour lui demander son avis sur une proposition de M. Le Pen. De même, pendant la crise agricole, les médias ont instauré un faux clivage agriculture et écologie.

Ces effets de cadrage sont puissants, ils amplifient des récits qui étaient marginaux. La désinformation participe donc à une dynamique autoréalisatrice : en prétendant refléter une opinion, elle finit par la façonner.

Elle peut aussi menacer la sécurité des personnes : en France, certains agents de l’OFB ont été pris pour cible. À l’étranger, des journalistes environnementaux ont été tués. Dans certains cas, la désinformation a même mis en danger la sécurité civile, comme lors de l’ouragan Milton, où des personnes n’ont pas évacué à cause de fausses informations.

Enfin, elle perturbe la démocratie elle-même. En Allemagne, une opération d’influence russe a attribué à tort des actes violents à des militants écologistes, affectant probablement les résultats du scrutin. Et les entreprises du secteur des renouvelables alertent désormais sur l’instabilité normative créée par ces vagues de désinformation.

Quels outils ou stratégies vous semblent efficaces pour lutter contre la désinformation climatique ?

Il faut sortir du silence stratégique. La meilleure arme reste l’occupation de l’espace médiatique par des récits positifs, crédibles, construits. Mais cela suppose une stratégie structurée.

Nous appelons à une régulation plus claire, avec des compétences étendues pour l’ARCOM. À ce jour, sur 26 saisines, seules 4 ont donné lieu à des suites. Les sanctions restent symboliques, voire inexistantes.

Il faut aussi sanctuariser du temps d’antenne pour l’information environnementale, former les journalistes exposés au direct, et construire une stratégie nationale de lutte contre la désinformation climatique – comme cela commence à émerger au Quai d’Orsay

Quel rôle peuvent jouer les institutions publiques, les médias, les ONG et les entreprises ?

Chaque acteur a un rôle : les ONG produisent les outils, les médias doivent s’auto-réguler, l’État doit structurer la réponse. Il faut une coalition. C’est ce que nous faisons au sein de la Climate Action Against Disinformation Coalition, une alliance internationale regroupant plus de 90 ONG et organisations luttant contre la désinformation climatique, et qui mutualise les outils, les expertises, les stratégies.

Toutefois, seule une impulsion publique permettra de passer à l’échelle. Les coalitions ont atteint leurs limites. Nous manquons de leviers politiques.

Peut-on envisager une gouvernance démocratique de l’information environnementale ?

Oui, mais cela implique une stratégie nationale structurée. Il faut inscrire le climat dans les conventions ARCOM, conditionner les aides à la presse à une charte environnementale, intégrer le climat dans les formations journalistiques, et structurer une régulation de la publicité.

La presse écrite reste protégée juridiquement, mais rien n’empêche d’instaurer des incitations fortes. Le service public pourrait aller bien plus loin. La France, si elle prend l’initiative, donnerait un souffle énorme à l’écosystème international.

Quelle mesure prioritaire recommanderiez-vous pour renforcer la résilience de la société face à la désinformation climatique ?

Trois mesures fortes pourraient avoir un impact significatif :

1. Sanctuariser des temps médiatiques dédiés à l’information environnementale, dans les JT et les matinales, sur le modèle des chroniques existantes à France 2 ou TF1 ;

2. Lancer un plan de formation des journalistes exposés au direct, notamment en période électorale ;

3. Créer un régime de sanctions symboliques mais dissuasives contre les désinformateurs, pour sortir de l’impunité sans entrer dans la répression.

À cela s’ajoute un levier de long terme : renforcer la formation environnementale dans le tronc commun scolaire et dans les écoles de journalisme. Mais sans impulsion politique claire, ces mesures resteront marginales.

Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise écologique, il a été réalisé par Laurence MONNOYER-SMITH et Charles-Auxence TELLE, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.