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« Le vrai enjeu n’est pas la neutralité carbone mais la réduction massive de l’empreinte matière » alerte Laurent BABIKIAN

6 octobre 2025

Laurent Babikian, expert de la finance durable etancien cadre de CDP – l’ONG internationale à l’origine du principal système mondial de reporting environnemental –, plaide pour un changement radical des modèles économiques des entreprises. Il défend l’abandon du modèle extractif au profit d’une économie régénérative, sobre en ressources et pensée pour durer. Dans cet entretien, il alerte sur les impasses du net zéro actuel, plaide pour une comptabilité rénovée, et souligne le rôle crucial des banques et de l’État dans le financement de nouveaux modèles viables, souverains et compétitifs.

Qu’est-ce qu’un modèle régénératif ? En quoi va-t-il plus loin qu’un modèle net zéro ou durable ?

Le net zéro repose sur une logique de neutralité, souvent abstraite et peu transformatrice : l’entreprise réduit ses émissions en visant une trajectoire compatible avec +1,5°C, avec une échéance à 2050. Ce modèle s’est heurté à ses limites. En pratique, pour atteindre cet objectif, les entreprises doivent réduire de 90 % leurs émissions absolues, y compris les scopes 1, 2 et surtout 3. Or, cela est quasiment impossible sans transformation structurelle.

Le modèle régénératif, lui, implique non seulement de réduire l’impact, mais aussi de réparer : restaurer les sols, l’eau, les écosystèmes. Il s'agit d’un modèle à « somme positive », ancré dans le vivant.

Pourquoi l’empreinte matière devient-elle une métrique centrale ?

Le carbone est devenu une métrique unique et insuffisante. Il faut désormais raisonner en « empreinte matière » – c’est-à-dire le volume de ressources extraites pour répondre à la demande d’un pays ou d’une entreprise. En France, cette empreinte s’élève à 13,4 tonnes/habitant (contre 15 t en moyenne dans l’UE). Pour rester dans les limites planétaires, il faudrait la diviser par 4 d’ici 2050.

Cela implique deux leviers : améliorer l’efficacité par tonne extraite, mais surtout prolonger sa durée d’utilisation. Le cœur du modèle devient la circularité longue.

Quel modèle économique permet de baisser cette empreinte ?

Il s’agit d’une économie fondée sur la fonctionnalité et la coopération : l’entreprise ne vend plus un bien, mais loue son usage. Cela l’incite à en conserver la propriété et à optimiser sa durée de vie via l’éco-conception, la réparabilité et surtout la remanufacture.

Par exemple, la marque de certains scooters électriques mob-ion sont conçus conçoit ses produits pour être qu’ils soient remanufacturés sur 5 cycles de 4 ans. Grâce à cela, une même tonne de matière est utilisée pendant 20 ans, au lieu d’être extraite, utilisée, puis jetée. ⇒ Laurent avez-vous une référence ?

Ce modèle suppose aussi de réformer la comptabilité : il faut pouvoir amortir les composants à long terme, et non le bien complet sur une courte période. Une loi de 2015 l’autorise en partie, mais cette logique reste marginale.

Voyez-vous aujourd’hui des entreprises engagées dans une transformation réelle de leur modèle d’affaires ?

Les cas restent rares, mais certains signaux faibles commencent à émerger. En tête, on trouve Decathlon Belgique avec son programme We Play Circular. Ce modèle d’abonnement permet aux familles d’accéder à une large gamme de produits sportifs (raquettes, ballons, vêtements) pour un forfait mensuel. Ce système repose sur la mutualisation, le réemploi et la gestion intelligente de l’usage. Résultat : des marges supérieures à celles des modèles traditionnels basés sur la vente. Le succès est tel que le programme pourrait être déployé en France.

Autre exemple : Nexans, producteur de câbles en cuivre. Depuis 2018 l’entreprise s’est positionnée sur un modèle d’économie circulaire par le recyclage et la récupération des câbles et des chutes de production. L’entreprise a réduit volontairement le nombre de ses clients et ses volumes, tout en augmentant ses marges. Ce repositionnement stratégique – moins de volume, mais plus de valeur – a été valorisé positivement par les marchés.

On peut également citer Safran, qui loue certains moteurs d’avion. L’entreprise a mis en place des mécanismes comptables permettant d’amortir non pas l’actif fini, mais ses composants, sur des durées longues. C’est une logique qu’on retrouve aussi à la SNCF, qui amortit certains équipements sur 40 ans, au-delà de la norme habituelle de 20 ans.

Qu’est-ce qui distingue ces pionniers ?

Ces entreprises ont compris que la performance ne se mesure plus uniquement à la croissance du chiffre d’affaires ou à l’accélération des volumes. Elles visent la rentabilité par unité de matière extraite, l’optimisation de la durée de vie des ressources et une meilleure résilience industrielle.

Elles partagent une caractéristique : une vision portée au plus haut niveau. Ce sont des dirigeants qui acceptent d’expérimenter, en commençant par des segments limités (5 à 10 % du chiffre d’affaires), avant de généraliser. Elles comprennent que la circularité bien pensée est créatrice de marge, plus que destructrice de croissance.

Qu’est-ce qui les a poussées à enclencher cette mutation ? Quel est le rôle des investisseurs ou de la pression financière ?

Là aussi, il faut distinguer plusieurs cas. Certaines entreprises sont mues par une logique de compétitivité-prix : allonger la durée d’usage d’une matière première leur permet de réduire leurs coûts unitaires et d’augmenter leur rentabilité. D’autres y voient un levier de souveraineté industrielle : moins dépendre des chaînes d’approvisionnement mondialisées, notamment sur les métaux ou les composants critiques. D’autres encore y voient un avantage concurrentiel vis-à-vis des talents et des investisseurs, soucieux de la crédibilité de la trajectoire de transition.

Mais la bascule n’est pas encore massive, faute d’un cadre réglementaire clair et d’une transformation des référentiels comptables. Aujourd’hui, aucune entreprise ne peut généraliser ce modèle sans soutien actif des banques et des pouvoirs publics. C’est tout l’enjeu des années à venir.

Les outils existants (SBTi, ESRS, CSRD, TCFD) suffisent-ils à enclencher un changement structurel ?

Non. Ces dispositifs restent majoritairement centrés sur la réduction de l’empreinte carbone, avec une focalisation excessive sur le Scope 3. Pourtant, la réduction des émissions dans le Scope 3 exige un changement de modèle d’affaires, ce que très peu d’entreprises engagent réellement.

Ces référentiels ont été pensés dans le cadre du Green Deal, dont l’objectif était de réduire de 90 % les émissions d’ici 2050. Mais on a oublié la contrainte matière, pourtant centrale. La France extrait aujourd’hui 13,4 tonnes de matière par habitant, alors que pour tenir les limites planétaires, il faudrait passer à 3 à 4 tonnes d’ici 2050. Cette dimension est quasiment absente des normes.

Le vrai levier ne réside donc pas dans une nouvelle norme carbone, mais dans la reconnaissance comptable de l’empreinte matière et dans la durabilité d’usage des biens produits.

Quels leviers permettent d’accélérer la transformation ?

Il y a 3 principaux leviers identifiés pour accélérer cette transformation :

1. La régulation comptable : il faut adapter les règles pour amortir les composants d’un bien indépendamment de son cycle de vie commercial. C’est fondamental pour développer des modèles où une même matière est utilisée sur plusieurs cycles successifs (remanufacturing). Aujourd’hui, cette capacité est très limitée dans les normes comptables françaises et européennes. Des exceptions existent (ex. SNCF ou Safran), mais elles restent rares.

2. Le financement bancaire : ces nouveaux modèles sont fortement consommateurs de capex, notamment en phase de mise en place (logistique inverse, location, gestion du parc). Les banques doivent apprendre à financer non pas un bien, mais une banque de matériaux valorisables sur 20 ans. Or elles ne disposent aujourd’hui d’aucune grille de lecture pour évaluer ce type de risque. Il faut les accompagner, via la BCE, la Banque des règlements internationaux, ou les autorités nationales, pour créer un environnement favorable à la finance régénérative.

3. La fiscalité incitative : il n’est plus tenable qu’une entreprise qui s’engage sérieusement dans la transition paie autant d’impôts qu’une autre qui n’a aucune ambition climatique. Il faut créer un système de sustainability-linked taxation, où le taux d’imposition diminue en fonction de l’empreinte matière et de l’alignement aux objectifs de transition. De la même manière, les prix fixes devraient disparaître au profit d’un sustainability-linked pricing, avec des tarifs différenciés selon la performance environnementale des fournisseurs ou des clients.

Quels sont les principaux freins à la bifurcation ?

Le principal frein est culturel et humain. Les dirigeants ne manquent pas d’information, mais de vision. Très peu prennent le risque de tester ces modèles, même sur une part limitée de leur chiffre d’affaires. L’inertie vient aussi des cadres intermédiaires qui ne sont ni formés ni incités à changer de paradigme.

Il n’y a aucune raison économique sérieuse de ne pas initier ces transformations. Les modèles régénératifs ont démontré leur rentabilité, leur création de valeur durable, et leur impact positif sur les marges. Ce qui manque, c’est une volonté managériale d’expérimenter.

Qui sont les gagnants et les perdants de cette transformation ?

Les gagnants seront les entreprises qui s’y engagent tôt. Elles bénéficieront d’un accès au capital facilité, d’un coût du financement plus bas, d’un avantage compétitif en matière de talents et d’une meilleure résilience face aux risques géopolitiques et climatiques.

Les perdants, ce seront celles qui refusent d’évoluer. Leur coût du capital va augmenter, leur attractivité va chuter, et leur dépendance aux matières premières critiques les exposera à des ruptures ou à une envolée des prix. À moyen terme, c’est leur viabilité économique qui sera remise en cause.

Quels conseils donner à un dirigeant qui souhaite transformer son organisation ?

Il faut commencer petit, en testant un modèle régénératif sur 5 à 10 % du chiffre d’affaires, puis en itérant progressivement. Ce test peut prendre la forme d’un pilote en territoire, avec un bien d’équipement adapté à la location longue durée, au reconditionnement, au remanufacturing.

Il faut ensuite embarquer les équipes comptables, financières, industrielles, et co-construire un modèle viable avec les fournisseurs et les clients. Le succès repose sur l’allongement de la durée de vie des matériaux, la conception modulaire, et la mise en place d’une reverse logistics efficace.

Enfin, il faut que les dirigeants portent ce projet au plus haut niveau, et qu’ils militent activement pour que les banques, les comptables, les régulateurs et l’État adaptent leurs cadres à cette transformation inévitable. Rester dans un modèle extractif, c’est sortir de l’histoire en n’offrant pas à nos enfants un monde habitable en 2050.

Cet entretien s'inscrit dans le cadre de l'étude prospective sur la polycrise réalisée par l'Institut Open Diplomacy. Inscrit dans le chapitre dédié à la crise économique, il a été réalisé par Laurence MONNOYER-SMITH et Charles-Auxence TELLE, Senior Fellows de l'Institut Open Diplomacy.