Conçue pour dépasser la logique de puissance par le droit, l’Union européenne se découvre aujourd’hui vulnérable : elle affronte à la fois la brutalité du retour des empires, la désinhibition des intérêts économiques et la lassitude démocratique d’un continent vieillissant.
Cette fragilité n’est pas seulement géopolitique : elle est aussi démographique et écologique. Le contrat social européen, construit sur la promesse d’un progrès continu, se fissure sous le poids des dettes, des inégalités et des renoncements environnementaux.
Face à cette polycrise, au cœur de laquelle s’érige une crise économique profonde, l’Europe ne peut ni revenir à la naïveté du marché, ni céder à la tentation du repli. Elle doit inventer une nouvelle forme d’abondance — fondée sur la sobriété choisie, la justice intergénérationnelle et la puissance de défendre ses intérêts sur la scène mondiale.
Continent le plus riche du monde, elle pourrait devenir la plus grande proie géoéconomique à ciel ouvert, et terreau d’appauvrissement terrible pour les Européens, si elle n’engage pas cette profonde transformation.
L’Europe n’a pas été conçue pour l’heure des prédateurs
Quel mal ronge l’Europe ? Beaucoup diagnostiquent un décrochage. La vague d’innovation portée par la digitalisation a consacré l’hégémonie technologique américaine, tandis que l’érosion des institutions de Bretton Woods et l’ascension de la Chine en super-puissance réduisent l’influence européenne.
La construction européenne — d’abord outil de paix, puis réponse monétaire et marchande à la fin de la convertibilité du dollar — s’est développée dans un monde structuré par les États-Unis, jusqu’à la fin de la guerre froide. Vue par l’Amérique comme une construction technocratique, sans âme politique ni projet souverain, elle aurait pu n’être qu’un produit de la « fin de l’Histoire ».
L’Europe n’a pas été pensée pour le monde qui vient, où la puissance fait loi. Mais, malgré ses imperfections, elle demeure une planche de salut : une base pour une construction politique devenue nécessaire dans un univers de blocs qui s’affrontent et d’alliances qui se défont. L’esprit de Bretton Woods et de Philadelphie — l’héritage des Lumières et du cosmopolitisme kantien — peut y trouver refuge : bâtir des institutions, appliquer des règles communes et justes, garantir la liberté et l’émancipation de tous. La puissance dont l’Europe manque n’a pas vocation à s’opposer aux autres, mais à servir celles et ceux qui vivent le projet européen.
Dans cette bascule historique, l’Europe fait face au retournement de son principal allié
Après l’affirmation mondiale du populisme de Milei en Argentine à Orban en Hongrie, la réélection de Donald Trump aux États-Unis consacre, une deuxième fois, l’avènement du populisme nationaliste au pouvoir. À la tête de la première puissance mondiale, de l’allié historique de l’Europe, et de son principal partenaire économique.
Le phénomène Trump 2.0 facilite une alliance inattendue entre les géants technologiques, prompts à légitimer une « autocratie entrepreneuriale », et une contestation libertarienne des élites. Le mélange est déstabilisant : il remet en cause la démocratie, les systèmes sociaux et les relations interétatiques — héritage direct de 1945 et des institutions de Bretton Woods.
L’Europe doit prendre garde car elle n’est pas à l’abri : inégalités, accès aux services publics, migrations (et leurs perceptions), désindustrialisation offrent un terreau aux solutions radicales du trumpisme qui terrasse, un à un, tous les contre-pouvoirs qui ont fait des Etats-Unis une démocratie.
Simultanément, l’Europe doit faire face à la résurgence de la prédation économique
Le monde a basculé : l’hégémonie américaine est contestée par la Chine, tandis que d’anciens émergents revendiquent leur part et échappent aux sphères d’influence. L’accès aux ressources et aux marchés rouvre une logique prédatrice opérée par des capitalismes d’État mercantilistes. Cette course se heurtera à trois réalités.
D’abord, le progrès technique peut rendre le manque de ressources relatif (y compris pour les fossiles).
Ensuite, la dissuasion nucléaire et l’affirmation de souverainetés rendent improbable un retour au colonialisme commercial façon guerres de l’opium.
Enfin, la contrainte climatique peut raréfier d’autres ressources (l’eau, les terres agricoles, etc), rendre des zones invivables et déclencher des migrations de déstabilisation.
Mais ces limites ne protègeront jamais mécaniquement l’Europe : si elle demeure dépendante de matières ou de technologies critiques qu’elle ne maîtrise pas, de standards qu’elle ne détermine pas, l’Europe sera ciblée par toutes les puissances qui pourront utiliser ses dépendances pour extraire sa richesse.
Et si l’Europe arrive à échapper au pillage, elle ne pourra pas compter ni sur la stabilité financière ni sur les formidables réponses qui ont été apportées par le monde développé aux grandes crises des 50 dernières années. Lorsque demain la bulle de la technologie rompra, que l’instabilité financière du private equity éclatera, amplifiée par les monnaies numériques, ou encore que les dégâts climatiques compromettront les systèmes d’assurance et de réassurance mondiaux, l’Europe devra faire face seule.
En proie au décrochage, l’Europe doit être lucide sur sa situation économique
Alors que sa situation stratégique se dégrade rapidement, l’Europe doit également faire preuve de lucidité face à sa situation économique.
Comme les rapports Draghi et Letta l’ont établi, la productivité progresse plus vite aux États-Unis qu’en Europe depuis des décennies. L’UE est sous-représentée parmi les géants technologiques mondiaux, absente du marché des grandes plateformes numériques, et en retrait dans l’IA, la biotech ou la défense, ces domaines où l’alliance État-industrie américaine excelle.
Pendant ce temps, la Chine et l’Inde montent en gamme sur tous les secteurs critiques (services numériques, chimie, pharma, automobile, renouvelables, batteries).
Si ce diagnostic, souvent forcé pour marquer le trait, ne doit pas nous amener à dévaloriser notre excédent commercial ni nos atouts productifs (excellence universitaire, innovations majeures en santé, ingénierie des grands projets dans l’aéronautique, le spatial ou encore le logiciel, y compris l’IA…) et la force de nos sociétés qui préservent, malgré notre retard, le niveau de vie médian, nous devons être lucides sur les quatre raisons du décrochage.
La première raison, c’est que l’Union des marchés de capitaux reste incomplète. Régulations hétérogènes, fiscalités divergentes, infrastructures financières et prudentielles peu propices… tous ces facteurs sont bloquants. Ainsi les financements manquent pour franchir les seuils où jouent les effets de réseau, comme dans l’IA, l’industrie du logiciel et le développement des plateformes. Le capital-risque et le private equity restent trop modestes à l’échelle du continent, avec des sorties limitées, ce qui contraint l’ambition technologique et la vitesse d’exécution.
La deuxième raison, c’est la commande publique continentale trop éclatée pour créer la demande d’innovation. Sans acheteur européen capable d’agréger la demande dans les secteurs critiques comme la mobilité, l’énergie, le numérique, ou la défense, chaque État membre arbitre à son échelle. Les règles de concurrence, les disciplines commerciales et surtout les pratiques de retour géographique fragmentent les marchés, empêchent les séries longues et la standardisation, diluent l’effort d’innovation et renchérissent les coûts. Faute de programmes structurants, l’Europe peine à faire émerger des plateformes industrielles à l’échelle.
La troisième raison, c’est une stratégie climatique efficace sur le papier mais mal outillée pour la compétitivité et la justice. La couverture du marché carbone européen s’étend : avec un prix de 100 €/tCO₂ sur l’ETS, elle concerne aujourd’hui 50 % des émissions de gaz à effet de serre et couvrira 80 % dès 2026. Désormais, l’UE représente plus de 50 % des montants taxés carbone au plan mondial alors qu’elle est à l’origine de moins de 10 % des émissions mondiales. Cette distorsion n’est pas soutenable, surtout après le choc de compétitivité que l’économie européenne a subi après l’agression de l’Ukraine par la Russie et la hausse des prix de l’énergie. Ces prix sont en Europe près de trois fois supérieurs à celui payé en Chine ou aux États-Unis. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ne compensera pas cette situation sans un pacte de transition juste fondé sur des transferts visibles, des investissements dans les réseaux, le stockage, les capacités de production ainsi qu’une vraie politique industrielle verte. Surtout si ce mécanisme est remis en cause par la Commission européenne elle-même, qui semble avoir promis à Trump d’en exempter -au moins partiellement- les entreprises américaines.
La quatrième raison, c’est le retard éducatif : les performances PISA s’érodent ; l’éducation — générale comme professionnelle — intègre mal la digitalisation et l’IA. Sans un développement rapide des compétences nécessaires à la révolution numérique (maths, code, data, cybersécurité, ingénieries) et des passerelles rapides vers l’emploi, l’Europe va durablement s’ancrer dans une dépendance critique à des technologies non-européennes.
Chacun de ces constats ouvre un chantier. L’injonction du « retour de l’Histoire » impose de concevoir l’Europe comme espace de puissance : développer le potentiel continental, délaisser les réflexes d’un monde révolu, bâtir un espace économique autonome et ouvert à ceux qui partagent nos valeurs.
Pour consolider sa défense, l’Europe doit être au clair : la dépense ne suffit pas
La nouvelle donne géopolitique impose un effort de défense durable. L’horizon de moyen terme est au moins comparable, par son intensité, à la Guerre froide. Mais le contexte a changé : la domination bienveillante des États-Unis s’est transformée, la « vassalisation heureuse » devient douloureuse.
L’Europe doit donc viser un résultat plus haut que construire un pilier européen de l’OTAN : elle doit produire une défense du continent solide par elle-même. L’objectif ne sera pas agressif, il sera dissuasif. Il s’agira de sanctuariser le territoire européen et de protéger ses alliés les plus proches pour garantir les intérêts européens hors du continent.
L’enjeu paraît d’abord financier, mais il demande une révolution plus profonde. L’augmentation des budgets annoncée par les États membres, soutenue par la Commission, constitue un pas important mais il est insuffisant. La souveraineté de la défense européenne exige bien plus que des investissements : il s’agit aussi de limiter la dépendance aux approvisionnements extra-européens. La situation de l’Ukraine nous le rappelle chaque jour : l’autonomie stratégique et la masse critique déterminent l’issue d’un conflit et donc la souveraineté politique.
Dépenser davantage ne suffira pas. Produire soi-même ne suffit pas non plus. L’efficacité militaire contemporaine repose sur la combinaison de moyens divers et spécialisés. Il faut concevoir des systèmes entiers - plateformes, capteurs, missiles, drones, radars, communications, logistique, appui et renseignement - et créer une parfaite interopérabilité entre armes, armées et nations. C’est la condition d’efficacité et donc de crédibilité d’une défense européenne.
Pour y parvenir, l’Europe doit coopérer au-delà de la base industrielle et technologique de défense. Les doctrines, les procédures d’emploi et les interfaces de communication doivent être harmonisées. Aujourd’hui, l’OTAN — et surtout les États-Unis — fournit le canevas d’intégration. La dépendance qui en résulte est plus profonde qu’il n’y paraît. En sortir suppose une révolution intellectuelle et organisationnelle : planification commune, standards partagés, cycles d’essais et de certification mutualisés, objectifs opérationnels communs… L’Europe doit prendre en charge, collectivement, l’établissement d’une force capable d’opérer en commun et de faire face de manière autonome et souveraine à toute autre force armée.
À défaut, l’Europe dépensera beaucoup pour peu de résultat. Elle s’installera dans une dépendance croissante vis-à-vis des États-Unis. Le prix politique et le coût financier de cette dépendance ne cesseront d’augmenter.
Les exemples éclairent la démonstration. La suprématie aérienne exige un système complet : avions furtifs, missiles couvrant l’ensemble des cibles, drones en nombre, capteurs distribués, réseaux de communication résilients, logistique intégrée, interfaçage interarmées. Il ne s’agit pas de « faire voler un avion » mais de déployer une doctrine et des capacités couvrant l’ensemble de la chaîne. On voit combien les effets de réseaux sont déterminants dans l’économie de la défense.
Les ordres de grandeur confirment le raisonnement. L’Europe consacre environ 370 milliards de dollars à sa défense contre 970 milliards pour les États-Unis. Avec 38 % des moyens, elle ne dispose que d’un à deux groupes aéronavals contre douze pour les USA, et d’une dizaine de satellites de renseignement contre une centaine américains. Ces écarts ne reflètent pas seulement le niveau de dépense. Ils traduisent l’efficacité de systèmes intégrés, standardisés et massifiés.
En somme, pour la défense européenne, la dépense ne suffit pas : en plus d’investir en européens, il faut intégrer les armées et les industries européennes.
Il n’y aura pas non plus d’Europe puissance sans déminage la fracture intergénérationnelle qui mine le modèle européen
Le ralentissement de la croissance, la poussée de l’inflation après l’agression russe de l’Ukraine et le choc de compétitivité causé par les prix de l’énergie, au prix de nombreux emplois industriels, ont placé l’Europe face à une véritable crise économique.
Au centre de cette crise économique se trouve la question des inégalités, largement accentuées par la révolution numérique.
Si la croissance des inégalités a été plutôt contenue par les salaires minimaux et la négociation collective, cela dissimule une nouvelle fracture que l’Europe va devoir résoudre tant elle est structurante pour l’avenir de son modèle économique et social.
Cette nouvelle fracture est démographique. Elle procède de trois phénomènes. Premièrement, le vieillissement de la population crée de nouveaux besoins de solidarité intergénérationnelle en allongeant les retraites, en accentuant les dépenses de santé, notamment face au risque de la dépendance. Deuxièmement, l’inversion de la pyramide des âges rend l’équation sociale intergénérationnelle beaucoup plus complexe à résoudre. Enfin, nombreuses ont été les réformes du système de retraite par répartition qui ont mis en gage les services publics au service de la jeunesse pour maintenir les niveaux de pension versée.
En proie aussi à une véritable crise du logement, la jeune génération active en emploi cumule les sacrifices : cotiser aujourd’hui, percevoir moins demain, financer l’éducation de leurs enfants dans un système sous contrainte, affronter les dommages climatiques tout en portant le coût de la défense. Si les systèmes par capitalisation n’offrent pas d’assurance face aux chocs démographiques, il est nécessaire de réfléchir à de meilleurs transferts intergénérationnels pour déminer la crise économique qui conditionne l’avenir de l’Europe.
La voie européenne est la voie d’une nouvelle abondance conciliant sobriété choisie, liberté individuelle et innovation technologique
Face à tant de contraintes géopolitiques, écologiques et démographiques, quelle voie tracer pour l’économie européenne et les générations futures ?
Le succès du livre de Klein et Thompson aux Etats-Unis nous invite à regarder vers l’avant et à penser une nouvelle abondance.
De ce point de vue, la sobriété, entendue comme sufficiency (satisfaire les besoins), est incontournable. Elle doit toutefois composer avec deux exigences : la liberté de définir ce qui est indispensable à chacun, et la nécessité d’innover et d’investir pour améliorer la vie de tous. Autrement dit : conserver les incitations d’un capitalisme innovant tout en économisant les moyens et en répartissant mieux les richesses.
La question devient centrale : peut-on préserver les avantages de l’économie de marché — croissance décentralisée, prise de risque, innovation, circulation du capital — en les rendant compatibles avec les objectifs de sobriété et de justice ? Comment concilier le respect des limites planétaires et fournir de logements et lieux de vie, éducation, santé, mobilité, sécurité à tous ?
C’est là le centre du nouveau projet européen : une véritable puissance, capable d’assumer sa défense par elle-même, animée par un idéal de justice, et capable de déployer la transition.
L’Institut Open Diplomacy, fondé en 2010 par Thomas Friang, est un think tank reconnu pour ses travaux d’intérêt général. En 2025, face à l’accumulation de crises géopolitiques, écologiques, économiques et politiques qui s’aggravent mutuellement, il s’est donné pour mission de « comprendre et combattre la polycrise ».
Pour mener à bien cette mission, l’Institut a constitué un groupe de prospective. Les 10 co-auteurs du rapport ont engagé la réflexion en consultant plus de 30 experts de haut niveau afin d’analyser ces quatre grandes systémiques et leurs rétroactions, pour comprendre la bascule historique qu’opère la polycrise.
Cette étude, intégralement accessible via ces pages, est présentée au Sénat le 31 octobre 2025. Elle marque ainsi le 15e anniversaire de l’Institut Open Diplomacy et pose les bases du prochain sommet du Y7. Organisé sous présidence française du G7, il aura pour thème « combattre la polycrise ».