Alors que la guerre en Ukraine entre dans sa quatrième année, l’essayiste Aurélien Duchêne (Y20 2025) alerte sur une erreur de lecture stratégique persistante : selon lui, la Russie ne cherche pas seulement à vaincre Kiev, mais à remodeler en profondeur l’équilibre de puissance européen. Professeur et consultant en géopolitique, il consacre son dernier essai, LaRussie de Poutine contre l’Occident, au décryptage d’un logiciel doctrinalrusse encore trop sous-estimé. De retour du Y20 de Johannesburg, il dresse un constat sans détour : pour Moscou, l’Occident — et l’Europe en premier lieu — est désormais un adversaire clairement désigné.
Vous décrivez la « voie russe » comme un corpus idéologique structuré. Sommes-nous passés à côté de cette dimension doctrinale en Occident ??
La « voie russe » désigne l’ensemble des références intellectuelles et idéologiques qui fondent la stratégie de Vladimir Poutine. Loin d’être un pragmatique post-idéologue, il est imprégné d’un agenda cohérent, inspiré d’auteurs comme Ivan Illine — qui saluait Hitler en 1933 et louait Franco ou Salazar — ou de penseurs comme Nikolai Danilevski et Léontiev. Pour ces derniers, l’Europe ne peut être amie de la Russie que si elle est faible et divisée. Leur influence explique la conception d’une croisade idéologique contre l’Occident que l’on observe aujourd’hui dans la politique russe. Ignorer cette dimension, c’est méconnaître les fondements de la stratégie de Moscou.
Vous évoquez une nouvelle phase du conflit russo-ukrainien, marquée par un regain de puissance russe. Faut-il s’attendre à une guerre d’usure durable ?
La Russie dispose aujourd’hui d’un ascendant stratégique, mais la situation reste complexe. Aujourd’hui, près de 20% du territoire est occupé (+1% seulement en 2024), et au prix de pertes très lourdes. L’Ukraine a même réussi à mener des frappes sur le territoire russe, ce qui prouve que Moscou ne bénéficie plus d’un sanctuaire total.
Là où la Russie garde un avantage, c’est sur ses ressources démographiques et sa puissance industrielle et militaire, encore capable de mobiliser rapidement des moyens de pointe. Par ailleurs, Moscou a démontré sa maîtrise des drones de combat et de reconnaissance, et s’entraîne à des scénarios de guerre longue durée. L’Europe doit tirer les leçons : la Russie prépare déjà la guerre d’après, et nos industries et doctrines doivent s’adapter à ces nouvelles formes de conflictualité.
Vous affirmez que le pouvoir russe obéit à une rationalité différente. Cela signifie-t-il que notre grille d’analyse stratégique est inadaptée ?
Oui. Le Kremlin ne raisonne pas selon la même logique coûts-bénéfices que les démocraties libérales. George Sokolov a théorisé la notion de « puissance pauvre » : la Russie accepte de sacrifier le bien-être de sa population au profit de sa puissance industrielle et militaire. Surtout, l'ambition impériale russe a été sous-estimée par les Européens de l'Ouest, là où les pays baltes et d’Europe centrale se sont montrés plus lucides. La plupart des experts occidentaux jugeaient impensable l’invasion de l’Ukraine, au motif qu'elle n'était supposément pas dans l'intérêt de la Russie ; on entend aujourd'hui que la Russie n'oserait pas attaquer l'OTAN pour les mêmes raisons. Or le plus probable à mon sens est que la Russie cherchera à tester l'OTAN par des attaques sous le seuil d'activation de son fameux Article 5 : son pari sera de nous vaincre sans avoir à nous combattre, car nous n'aurons pas osé réagir. Et si nous réagissons, la Russie aura l'avantage militaire au moins dans les premières phases de la guerre.
Selon le Kremlin, le seuil de la paix avec l’Occident est déjà franchi, et toute escalade hybride pourrait dégénérer rapidement.
Quels pays sont aujourd’hui les plus vulnérables à l’expansion de la Russie ?
La notion de « monde russe » légitime un droit sur les populations russes vivant en dehors des frontières nationales. La Transnistrie en Moldavie est emblématique. La Moldavie, candidate à l’Union européenne mais non membre de l’OTAN, reste une cible évidente. Les pays baltes peuvent être instrumentalisés via leurs minorités russes. Les lignes rouges que l’Occident pensait inviolables sont désormais ambiguës pour Moscou. Ces zones restent des points de tension majeurs et des laboratoires pour de nouvelles formes d’attaques hybrides - économiques, militaires et informationnelles.
L’opinion publique russe semble à la fois résignée et favorable à la guerre. Peut-on espérer une contestation interne ?
La majorité des Russes oscille entre adhésion et crainte. Ils soutiennent la guerre mais refusent la mobilisation et n’accepteraient pas de céder les territoires conquis. Hannah Arendt notait déjà combien la passivité du citoyen est un pilier des régimes totalitaires. Il est donc illusoire d’attendre une contestation massive, sauf en cas de choc économique ou militaire majeur.
Jusqu’où l’économie russe peut-elle soutenir l’effort de guerre ?
L’économie est entièrement réorientée vers la guerre. Les hydrocarbures et le fonds souverain servent de « trésor de guerre ». Les sanctions et la pression sur les raffineries pourraient faire vaciller le Kremlin, mais la Russie dispose encore de marges importantes, notamment via le commerce avec des partenaires asiatiques et des circuits financiers alternatifs. La Russie peut encore tenir malgré la surchauffe de son économie, de plus en plus déséquilibrée, et ses difficultés croissantes de financement, mais le coût social et politique pourrait finir par provoquer des tensions internes.
Votre expérience à l’Institut Open Diplomacy vous a confronté à d’autres jeunesses politiques. Ces espaces de dialogue ont-ils encore un rôle face à la logique de puissance ?
Absolument. Rencontrer ces jeunes au Y20 à Johannesburg a été marquant, notamment sur la santé mentale post-COVID et l’éducation. Ces plateformes montrent que la jeunesse peut donner l’exemple, même face à la logique de puissance. Elles sont vitales pour maintenir l’idée de coopération et de gouvernance mondiale, souvent absente des discussions classiques.
La notion de polycrise résonne-t-elle avec votre engagement ?
La polycrise permet de comprendre comment crises géopolitique, écologique, économico-social et politique s’alimentent mutuellement. Pour la France, c’est un outil vital pour « penser par gros temps », comme le disait Raymond Aron : anticiper l’interaction entre crises et leurs effets en cascade, afin d’agir en conséquence.
L'Institut Open Diplomacy, fondé en 2010 est un think tank reconnu d'intérêt général.
En 2025, face au contexte géostratégique et pour concevoir la matrice intellectuelle du Y7 que l'Institut organisera pour la France en 2026, il s'est donné comme mission de « Comprendre et combattre la polycrise ».
Cette série d'entretiens avec les Fellows de l'Institut vise à mettre en avant les diverses formes d'engagement des membres de l'Institut à travers des entretiens approfondis et personnalisés. Elle est menée par Henri de MONTMARIN (Junior fellow et délégué Y20 2025) qui coordonne les entretiens avec les Fellows de l'Institut Open Diplomacy pour la direction de la rédaction.